Les enfants-vieux
poème de Manuela Parra



                                                                                                         (A Gaston Bachelard)

ENFANTS-VIEUX

On remonte un réveil, on ne remonte pas le temps.
Juste un instant en suspens avant de reprendre le cours du présent.
Juste l’avenir imaginé à heures programmées.

Parfois, un soir, une nuit ou au petit matin des souvenirs refluent depuis les ombres éternelles.
Des souvenirs joyeux remontent à la surface,
des souvenirs sordides flottent parmi les branches arrachées de l’enfance :
    Odeurs, saveurs, émotions, impressions, couleurs, lumières,
    mélangés dans un bocal de verre, en écho à celui de la pendule heureuse ou amère.

On ne peut se dérober quand sonne le réveil,
alors, on allonge le pas quand le corps grandit.

On marche calmement sur son chemin intérieur, de la cave au grenier,
là où la lucarne des rêves est un morceau de bleu grillagé,
taché par endroit des miasmes de colombes.

On chemine fébrile là où les murs ruissellent d’angoisse, du grenier à la cave,
dans l’antre de la honte embarrassée d’amas de rouille indélébile,
sur la terre humide parcourue par les rats.

Dans cette errance singulière, il y a des pauses heureuses ou douloureuses ou rien,
seul le « tic-tac » du réveil imperturbable marque le temps inviolable.

Et pourtant, il y a l’enfance ou plutôt les enfances car …

Il y a des enfants-vieux, sous les saules pleureurs perfides, sur les plages hostiles,
sur les sols assoiffés de haine, sur les montagnes infectes d’excréments nourriciers.

Des enfants-vieux, aux yeux écarquillés par la stupeur
puis par la peur devant la misère, la honte et la guerre.

Des enfants-vieux, cachés dans les tranchées de la terre, sous la lie de la terre,
cachés pour fuir le bruit de pas lourds à la recherche de l’œuvre de leur puissance.

Des enfants-vieux, bercés de chants guerriers implorant la clémence,
en hiver, le soir sous les ponts, dans les rues de Paris.

Ils regardent les autres, à deux pas, derrière la vitre de l’indifférence,
dans la lumière scintillante des matins réchauffés de lait d’amande, de biscuits trempés,
de dessins colorés, de jeux abandonnés,
de verbes conjugués, de cartables trop lourds à porter,
de passages cloutés dans les rues de Paris.

Alors, il y a des souvenirs d’enfants en construction
avec des tours de "lego" qui s’écroulent,
des puzzles dont on a perdu des pièces,
des larmes boueuses après la tempête,
des gilets oranges orphelins devant les yeux de ses mains
qui ne peuvent s’agripper à rien.

Alors, il y a des enfants-vieux qui ont grandi malgré eux
et qui resteront toute leur vie des enfants-vieux.

Manuela Parra Décembre 2021
recueil en cours (Enfance)



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